11 Février 2015

OSIRIS détaille le noyau de 67P : un entretien avec Philippe Lamy

Une forme bilobée avec une morphologie de la surface d’une très grande diversité et une densité 2 fois plus faible que celle de la glace, la comète 67P/Churyumov-Gerasimenko commence à révéler ses secrets sous l’œil d’OSIRIS-NAC. Entretien avec Philippe Lamy, l’un des concepteurs de cet instrument.

Concepteur d'instruments spatiaux

Directeur de recherche émérite au CNRS, l’astrophysicien Philippe Lamy est également ingénieur Supaero et cette double formation lui a permis de concevoir au fil des 40 dernières années nombre d’instruments qui ont trouvé leur place sur des sondes spatiales.

Il travaille au Laboratoire d’astrophysique de Marseille (Unité CNRS/Aix-Marseille Université) qui a participé au développement de la caméra panoramique Civa-P de Philae et à la conception/réalisation de la caméra OSIRIS-NAC de Rosetta.

Fortement impliqué dans l’analyse des images du noyau de la comète 67P/Churyumov-Gerasimenko collectées par OSIRIS, Philippe Lamy est l’un des coauteurs de plusieurs articles scientifiques publiés fin janvier dans la revue Science et c’est à ce titre qu’il a bien voulu répondre à nos questions et revenir sur ce que l’on sait et comprend à ce jour de la nature du noyau et des formations observées à sa surface.

À la mi-juillet 2014, lorsqu’ils ont reçu les 1eres images suffisamment résolues du noyau de 67P/Churyumov-Gerasimenko, obtenues avec la caméra OSIRIS-NAC de Rosetta, les astronomes ont eu l’étonnement de découvrir sa forme bilobée. Pourtant, même si cette forme ne correspond pas à l’image simplifiée que l’on peut avoir en tête lorsque l’on pense aux comètes comme à des « grosses boules de neige poussiéreuses », elle n’est pas pour autant totalement surprenante pour les chercheurs.

Ainsi, comme le précise immédiatement Philippe Lamy : « on connaît déjà au moins 2 comètes avec un noyau plus ou moins bilobé : 8P/Tuttle, qui a été observée avec le radiotélescope d’Arecibo (Porto Rico) en mode radar puis avec le télescope spatial Hubble, et 103P/Hartley 2, qui a été survolée par la sonde Deep Impact/EPOXI (NASA) le 4 novembre 2010. La forme bilobée est un peu moins convaincante pour 103P/Hartley 2, qui a plutôt la forme d’un os, mais, dans les 2 cas, ces noyaux sont formés de deux lobes, de forme globalement ellipsoïdale, dont les grands axes sont alignés (les deux lobes sont connectés par leur « pointe » une formation standard pour les binaires en contact). 67P présente un cas très particulier, car les grands axes des deux lobes sont quasiment perpendiculaires , avec une connexion très amincie au niveau de la zone appelée le cou. »

Les noyaux des comètes 8P/Tuttle et 103P/Hartley 2 présentent une structure bilobée comme celui de 67P/Churyumov-Gerasimenko. Crédits : Arecibo Observatory Planetary Radar/NASA/EPOXI
Les noyaux des comètes 8P/Tuttle et 103P/Hartley 2 présentent une structure bilobée comme celui de 67P/Churyumov-Gerasimenko. Crédits : Arecibo Observatory Planetary Radar/NASA/EPOXI

Les articles récemment publiés dans Science s’appuient sur l’analyse des données recueillies autour du noyau jusqu’à septembre 2014 et, après la découverte de sa forme bilobée, le 2e résultat principal semble être la détermination très précise de la densité du noyau de 67P??
Philippe Lamy :
« C’est en effet la 1ere fois que l’on détermine précisément et directement la densité d’un noyau cométaire, c’est-à-dire en prenant d’une part le volume, d’autre part la masse, qui ont été déterminé indépendamment. La forme globale du noyau n’est pas encore totalement connue, car l’hémisphère Sud est toujours dans la nuit, mais cela ne devrait pas modifier la détermination de façon significative et la densité est un peu en dessous de 0,5, soit une masse volumique de près de 470 kg par m3. En fonction du rapport poussière/glace, et par poussière j’entends minéraux, cela donne une porosité de l’ordre de 70 % à 80 %. Cette faible densité n’est pas une surprise, car sur la base des observations indirectes que l’on avait de la densité d’autres noyaux cométaires, elle était toujours relativement faible, mais pouvoir mesurer directement la densité d’un noyau cométaire est quand même un progrès scientifique très important. »

Lorsque vous parlez d’une porosité de 70 % à 80 % qu’est-ce que cela implique ? Est-ce qu’il faut imaginer qu’il y a de grands vides dans la structure interne du noyau, comme des grottes ?
PL
: « La question de la porosité est complexe. On distingue une microporosité, présente et mesurée dans les météorites avec des vides de quelques dizaines de micromètres, et une macroporosité à plus grande échelle. Au vu de la faible densité du noyau, cette dernière est certainement très importante. Pour l’instant, l’expérience CONSERT de sondage radioélectrique du noyau n’a pas pu nous renseigner sur la structure interne du noyau. Il nous faut donc spéculer à partir des informations de surface. Il est très possible que les nombreux bassins quasi circulaires résultent d’effondrements, ce qui impliquerait en effet l’existence de "grands vides". Sont-ils caractéristiques de l’intérieur du noyau ou simplement de la sous surface par action de l’érosion, la question est ouverte. Par contre, les gros rochers présents en surface ainsi que la falaise Hathor et les parois des puits suggèrent une certaine consolidation, donc une macroporosité de plus faible échelle, centimétrique à décimétrique pour donner un ordre de grandeur. »

Donc, en fait, cela pourrait ressembler à de la neige tassée ?
PL
: « Du point de vue de la morphologie cette ressemblance peut paraître correcte, même si les vides sont plutôt de l’ordre du millimètre ou moins dans la neige, mais du point de vue de la matière en jeu, cela n’est pas pertinent car le noyau n’est pas constitué de neige, il a une phase minérale très importante. Il faut bien voir que le rapport de masse de poussière par rapport à la masse de glace du noyau de 67P est de l’ordre de 4. C’est cohérent avec les autres comètes à courte période qui proviennent de la ceinture de Kuiper et pour lesquelles se rapport a été mesuré. Cela pousse certains chercheurs à dire qu’il faut abandonner le concept de boule de neige sale et le remplacer par un concept de boule de boue congelée. D’ailleurs, dans le cas de 67P, les observations détaillées prouvent qu’il n’y a quasiment pas de glace en surface. Personnellement, je pense que l’on a affaire à un mélange relativement intime constitué majoritairement de poussières de minéraux et minoritairement de glace. »

Nous arrivons à présent à la morphologie de la surface qui semble très variée ?
PL : « Ce qui frappe, oui, c’est la très grande diversité des formations visibles. Je précise que c’est probablement le cas aussi sur les autres noyaux cométaires, mais nous n’avons pas la résolution spatiale suffisante pour le voir sur ceux qui ont été survolés par des sondes ces dernières décennies. Sur 67P, on voit des bassins, des falaises, des éboulis, des zones étendues d’aspect velouté et lisse, comme si elles étaient couvertes de poussières. En fait, plutôt que de grains de poussière dont les dimensions maximales seraient proches du millimètre, il vaudrait mieux parler de gravier, des matériaux de taille centimétrique provenant de la re-déposition d’une portion de la matière éjectée par l’activité du noyau. »

On ne voit aucune mention de cratères d’impacts météoritiques dans les articles ?
PL
: « En effet, en juillet, sur les premières images moyennement résolues, on a pu penser que la grande dépression visible sur le petit lobe était un cratère, mais c’est totalement exclu à présent. Même chose pour toutes les formations qui avaient pu être glissées un temps dans une catégorie "cratère" et qui sont maintenant associées à des dépressions, à des bassins d’effondrement engendrés soit par l’érosion de la surface liée à l’activité de dégazage soit par les "grands vides" dont nous parlions précédemment. »

Cette absence de cratère ne signale-t-elle pas un renouvellement très rapide de la surface qui effacerait les traces d’impacts ?
PL
: « On estime effectivement que, dans les zones actives au périhélie, on devrait voir de très grosses modifications de l’état de surface (67P sera au périhélie, au plus près du Soleil, le 13 août 2015). »

À cause de l’inclinaison de l’axe de rotation du noyau, ces modifications importantes vont plutôt concerner l’hémisphère Sud, celui qui est dans la nuit actuellement ?
PL
: « On ne peut pas exclure que dans une période plus ancienne l’axe de rotation ait changé d’orientation, mais, pour la période actuelle, il semble stable et donc ce que l’on constate c’est bien que l’hémisphère que nous observons depuis l’arrivée de Rosetta (le Nord) ne sera pas celui qui sera orienté principalement vers le Soleil au périhélie. C’est l’hémisphère Sud, qui sera alors éclairé en plein et sur lequel il devrait y avoir les manifestations d’activités les plus importantes. »

L’activité de dégazage pourrait-elle alors être suffisante pour emporter d’énormes fragments de la surface et donner naissance à des bassins aussi vastes que celui du petit lobe ?
PL
: « Nous estimons que toutes les formations visibles en surface s’expliquent par des phénomènes d’érosion, de perte de matière provoquée par l’activité cométaire, donc par la sublimation de la glace qui entraîne des poussières et des blocs plus ou moins volumineux. L’une des hypothèses pour expliquer l’origine des bassins serait qu’une sublimation intense pourrait creuser des vides de quelques dizaines ou centaines de mètres sous la surface. L’éjection du gaz formé par la sublimation de la glace se ferait uniquement par un petit orifice, si bien que l’on atteindrait une forte pression et une vitesse d’éjection élevée capable de soulever et d’emporter des fragments importants. Dans un second temps, une fois le gaz évacué, ce qui reste du plafond de ces cavités s’effondrerait et formerait une dépression, un bassin d’effondrement. »

Parmi les structures étonnantes mises en évidence par les images d’OSIRIS-NAC on trouve ce qui ressemble à des puits circulaires de plusieurs dizaines de mètres de diamètre et, apparemment, très profonds, pouvez-vous nous en dire plus à leur sujet ?
PL
: « Sur certaines images, en augmentant le contraste, on distingue des jets qui s’échappent de certains puits. Leur forme pourrait jouer un rôle dans l’apparente collimation des jets. Il existe une hypothèse qui fait appel à des puits relativement cylindriques pour expliquer les geysers d’Encelade, la lune de Saturne, et il serait intéressant de voir comment elle pourrait s’appliquer aux noyaux cométaires. Je sais qu’il y aura prochainement une publication scientifique au sujet de ces puits par un membre de l’équipe d’OSIRIS donc nous devrions prochainement avoir bien plus d’éléments sur ces formations. »

D’autant plus que, outre leur forme, ces puits sont aussi très intrigants par l’état de surface de leurs parois puisqu’ils présentent des structures très régulières en forme et en dimension, 3 m environ, ce que certains ont surnommé des « oeufs de dinosaures » ?
PL
: « Oui, dans l’article de Science nous comparons plutôt cela à l’aspect grumeleux du cou d’une dinde, mais c’est très intéressant et, là encore, il devrait y avoir prochainement une publication à ce sujet. On peut néanmoins évoquer l’hypothèse proposée l’année dernière par des chercheurs suédois dans un article publié par Astronomy & Astrophysics qui fait appel à un nouveau modèle d’accrétion qui expliquerait comment les planétésimaux de quelques mètres de diamètres pourraient se former à partir de matériaux de la taille de graviers présents dans la nébuleuse protoplanétaire. Ensuite, on peut imaginer que ces planétésimaux s’agglutinent et ce que nous voyons sur les parois de ces puits pourrait être une vue en coupe de la structure interne du noyau et une mise en évidence de ces gros galets, de ces briques élémentaires du processus de formation. Mais nous sommes encore au stade des hypothèses et de la circulation des idées. »

Sur la falaise (Hathor) qui domine le cou et qui ressemble là aussi à une coupe du noyau, on ne retrouve pas ces structures, au contraire on a presque l’impression de voir des strates comme s’il y avait eu un empilement ?
PL
: « Tout à fait. On dirait presque de la sédimentation, ce qui n’est pas le terme correct bien sûr. Cela montre bien que les choses ne sont jamais simples ! Il peut y avoir plusieurs processus de formation et une agglomération ensuite. Aujourd’hui, on considère que les mélanges dans la nébuleuse protoplanétaire ont été très importants, donc ce ne serait pas complètement surprenant qu’il y ait des signatures de différents processus d’accrétion. »

Puisque nous sommes dans la région du cou, il y a une formation qui fait beaucoup parler d’elle, c’est cette fracture de plusieurs centaines de mètres : est-ce que le noyau de 67P est en train de se briser ?
PL
: « L’explication la plus naturelle, qui est bien sûr évoquée dans l’article, ce sont les contraintes mécaniques entre les 2 lobes. En particulier lors du passage au périhélie, il peut y avoir des effets de marée, des forces gravitationnelles différentielles entre les 2 lobes qui pourraient introduire des contraintes et donc provoquer des fractures. Cela me paraîtrait l’explication la plus logique compte tenu de la géométrie de l’alignement de cette fracture avec le cou. »

Toujours dans la région du cou, on peut voir ce qui ressemble sur certaines images d’OSIRIS-NAC à des petites dunes et à des traînées à côté de gros blocs qui suggèrent qu’ils ont fait obstacle à un vent horizontal, comment peuvent-elles se former ? Y a-t-il des vents de surface ?
PL
: « L’appellation "dune" est venue dans les discussions, mais, comme je le disais, les dimensions des grains qui couvrent la surface ne sont pas celles de grains de sable, plutôt celles de graviers. Nous avons regardé les images OSIRIS-NAC les plus résolues, celles qui ont été obtenues lors du passage à 10 km : on voit systématiquement une alternance de zones brillantes et de zones d’ombre, cela veut dire que la structure est constituée d’éléments suffisamment macroscopiques pour qu’ils projettent des ombres visibles à la résolution de ces images ; des poussières de dimensions millimétriques, comme du sable, ne feraient pas cela. On estime que ces "dunes" sont formées par des dépôts de matériaux éjectés à des vitesses insuffisantes et qui retombent vers la surface. Ensuite, il pourrait y avoir des phénomènes de déplacements latéraux provoqués par des jets de gaz chargés de poussières qui seraient réfléchis par des parois et qui, du coup, pourraient balayer la surface d’une zone donnée. Mais ce sont encore des spéculations. »

Comment explique-t-on les formations qui ressemblent à des écoulements ?
PL
: « Pour l’apparence, on peut évoquer ce qu’on appelle sur Terre le volcanisme de boue qui donne des formations tout à fait comparables. Les images anaglyphiques de ces zones de la surface de 67P sont vraiment étonnantes : elles évoquent irrésistiblement un écoulement de type boueux solidifié. Dans l’article de Science, l’idée d’une formation par fluidisation est évoquée et cela semble possible : le comportement d’un gaz mélangé intimement à de la poussière est très particulier et permet de créer ce type de formations. Mais, pour l’instant, on en est plus aux constations des similitudes morphologiques et aux recherches d’explications, pas encore à une compréhension fine de l’origine de ces formations. »

Quels sont les sujets prioritaires pour les observations des mois à venir avec la caméra OSIRIS-NAC ?
PL
: « La priorité, c’est la détection des changements de structures à la surface liés à l’activité et à son augmentation à l’approche du périhélie. Le 2e thème prioritaire, c’est l’étude de la formation du noyau : est-ce que le cou s’est formé par érosion à partir d’un noyau unique ou bien est-ce qu’il s’agit de 2 gros planétésimaux qui se sont agglomérés. Le 3e thème prioritaire, c’est l’exploitation de toutes les images à très haute résolution qui ont été obtenues lors des passages à 10 km en fin 2014 et de celles qui seront récoltées lors de l’unique survol à 6 km qui doit avoir lieu le 14 février. »

Rosetta est une mission de l’ESA avec des contributions de ses États membres et de la NASA. Philae, l’atterrisseur de Rosetta, est fourni par un consortium dirigé par le DLR, le MPS, le CNES et l'ASI. Rosetta est la 1ere mission dans l'histoire à se mettre en orbite autour d’une comète, à l’escorter autour du Soleil, et à déployer un atterrisseur à sa surface.