12 Décembre 2014

Rosetta, ROSINA et l’eau de la Terre

Les mesures effectuées entre le 8 août et le 5 septembre avec l’instrument ROSINA installée sur Rosetta relancent le débat sur l’origine de l’eau présente sur Terre. Le rapport deutérium/hydrogène de la comète 67P est en effet 3 fois plus élevé que celui de l’eau terrestre. Un entretien avec Christelle Briois et Bernard Marty pour aller plus loin.

D’où provient l’eau de la Terre ?

Nous ne savons toujours pas précisément d’où provient l’eau de notre planète. D’après l’une des hypothèses les plus généralement admises, la Terre est née de l’accrétion de petits corps solides plus ou moins hydratés. Du fait de sa proximité du Soleil, de la chaleur induite par le processus d’accrétion qui l’a formée il y a plus de 4,5 milliards d’années et du bombardement violent qui existait alors, la Terre n’aurait pas pu conserver les espèces volatiles venant des profondeurs lors du dégazage primordial qui s’ensuivit. Par la suite, la Terre aurait incorporé l’eau actuelle par un apport externe venant des astéroïdes et/ou des comètes. La question est de savoir si cette eau provient en majorité des astéroïdes ou des comètes.

Pour tenter d’y répondre, les scientifiques disposent des mesures du rapport entre le deutérium et l’hydrogène (D/H) de différents corps du Système solaire. Le deutérium est un isotope de l’hydrogène dont le noyau contient un neutron en plus de l’unique proton du noyau d’hydrogène. Le rapport D/H présente de grandes variations dans les objets du système solaire ce qui en fait un traceur important. Certains modèles prédisent que lors de la formation du Système solaire, le rapport D/H doit être d’autant plus grand que l’éloignement au Soleil augmente. En identifiant les corps ou les familles de corps qui possèdent un rapport D/H comparable à celui des océans terrestres, les astronomes et les cosmochimistes peuvent pointer du doigt l’origine la plus probable de l’eau de notre planète.

Les comètes, qui sont constituées pour moitié de glace d'eau et qui traversent périodiquement la région des planètes de type terrestre, constituent des candidats potentiels de choix pour la fourniture de l'eau terrestre. Or, si l’on pensait ces dernières années qu’elles avaient largement contribué à cet apport aqueux, les mesures obtenues récemment avec ROSINA, et publiées le 10 décembre dans un article de la revue Science, ne vont pas dans ce sens. Le rapport D/H de la comète 67P/Churyumov-Gerasimenko est en effet 3 fois plus élevé que celui de notre planète et l’eau terrestre ne peut donc pas provenir en abondance de ce type de comète.

Bernard Marty et Christelle Briois sont 2 des auteurs français de l’article publié dans Science. Ils nous expliquent ce que ces résultats de ROSINA nous apprennent sur la formation du Système solaire et sur l’origine de l’eau terrestre. Bernard Marty, professeur à l’Université de Lorraine, est géochimiste et cosmochimiste des isotopes. Il est spécialisé dans l’étude des éléments volatils dans le Système solaire et travaille au Centre de Recherche Pétrographique et Géochimique du CNRS à Nancy. Christelle Briois est enseignant-chercheur au Laboratoire de Physique et Chimie de l’Environnement et de l’Espace (LPC2E, CNRS/Université d’Orléans).

Entretien avec Christelle Briois et Bernard Marty

Que nous dit le papier que vous co-publiez dans Science ?

Bernard Marty : « Tout d’abord, je voudrais préciser que je n’ai pas participé à la conception et à la réalisation des instruments de ROSINA, je suis là en tant que scientifique et, jusqu’à présent, j’ai travaillé principalement sur les résultats obtenus avec le spectromètre de masse DFMS. ROSINA a été développé et mis au point par une équipe internationale sous la direction de Kathrin Altwegg de l’Université de Berne. Pour la publication de ces premiers résultats, j’ai travaillé essentiellement avec Kathrin, qui est le principal investigateur de ROSINA, et avec Olivier Mousis de l’observatoire de Besançon (Université de Franche-Comté, Institut UTINAM, CNRS/INSU, UMR 6213). Cet article nous donne une mesure essentielle : celle du rapport D/H, qui est un traceur unique de l’origine des éléments volatils dans le Système solaire. Ce traceur nous dit qu’il y a sur 67P le plus large excès de deutérium mesuré à ce jour sur un corps du Système solaire. La valeur est 3 fois celle de l’atmosphère et des océans terrestres : le rapport D/H sur Terre est de 1,55.10-4 et il est de 5,3 +/- 0,7.10-4 pour 67P. Cela semble exclure que les comètes du type de 67P soient à l’origine des océans et de l’atmosphère de notre planète. »

67P/Churyumov-Gerasimenko appartient à quel type de comètes ?

Christelle Briois : « Il y a 2 réservoirs principaux de comètes dans le Système solaire : le nuage d’Oort, aux confins du Système solaire, jusqu’à près de 100 000 unités astronomiques – l’unité astronomique est la distance moyenne de la Terre au Soleil, soit près de 150 millions de km –, et la ceinture de Kuiper, qui se situe au-delà de l’orbite de Neptune. D’après les modèles de formation du Système solaire, les comètes du nuage d’Oort se seraient formées dans la région d’Uranus et de Neptune, et la migration des planètes géantes dans les premiers temps du Système solaire les aurait expulsées à la périphérie du Système solaire. Alors que les comètes de la ceinture de Kuiper se seraient formées au-delà de l’orbite de Neptune et que certaines, suite à des perturbations gravitationnelles, se seraient rapprochées de Jupiter pour former la famille des comètes de Jupiter qui tournent autour du Soleil en quelques années seulement ; 67P viendrait donc de la ceinture de Kuiper et elle fait à présent partie de la famille des comètes de Jupiter. »

D’après les modèles, le rapport D/H devrait être plus grand pour les comètes de la ceinture de Kuiper et de la famille de Jupiter que pour celles du nuage d’Oort ?

CB : « Oui. Jusqu’à il y a 3 ou 4 ans, les comètes dont le rapport D/H avait été mesuré provenaient toutes du nuage d’Oort et ce rapport était de 1,3 à 2,9 fois plus élevé que pour la Terre. Cela collait bien avec l’hypothèse de l’augmentation du rapport avec l’accroissement de la distance au Soleil. Mais, en 2011, le télescope spatial Herschel a mesuré à distance, par spectroscopie, le rapport D/H de 2 comètes de la famille de Jupiter, 103P/Hartley 2 et 45P/Honda-Mrkos-Pajdušáková, et il a trouvé à peu près 1,6.10-4 pour 103P et inférieur à 2.10-4 pour 45P. Ce sont des valeurs très compatibles avec celle de la Terre et cela a relancé le débat sur l’origine cométaire de l’eau terrestre. Avec les mesures de ROSINA sur 67P, nous collons de nouveau au modèle puisque 67P est une comète de la famille de Jupiter qui s’est formée dans la ceinture de Kuiper et elle possède bien un rapport D/H plus important. Les mesures sur 103P et 45P prouvent sans doute que l’origine des comètes de la famille de Jupiter est plus large que ce que l’on pensait. »

Qu’est-ce que cela signifie pour l’origine de l’eau de notre planète ?

BM : « Il semble difficile de faire les océans avec des comètes du type de 67P. Par contre, le rapport D/H que l’on mesure dans les chondrites carbonées (une classe de météorites riches en matériel hydraté, en carbone et en azote, qui proviennent des corps de la ceinture d’astéroïdes qui s’étend entre Mars et Jupiter) est tout à fait compatible avec celui de la Terre. Donc, on peut toujours imaginer que des comètes avec un fort rapport D/H aient contribué, mais cela donne tout de même des contraintes assez fortes sur la quantité maximale d’eau d'origine cométaire que l’on peut mettre avec une composition du type de celle de 67P. Il y a d’autres contraintes, comme les rapports isotopiques de l’azote qui varient également beaucoup dans les objets du Système solaire. Les rapports isotopiques de l’azote sont très discriminants et les comètes mesurées jusqu’à présent sont trop riches en azote 15 pour constituer l’atmosphère terrestre, alors que les astéroïdes ont des compositions plus proches de celle de la Terre. Nous espérons, avec impatience, que ROSINA puisse faire ce type de mesures pour 67P dans un avenir proche. »

Un gradient de deutérium

La mesure du rapport D/H de 67P renforce l’hypothèse du gradient de deutérium lors de la formation du Système solaire ?

BM : « Oui. Et la mesure du rapport D/H de la comète de Halley, faite in situ lors de la mission Giotto, va dans ce sens aussi. Halley est une comète du nuage d’Oort et si l’on suit les modèles qui disent que ces comètes viennent à l’origine d’une région plus proche du Soleil que celles de la ceinture de Kuiper, on a un bon gradient : plus on s’éloigne du Soleil plus le rapport D/H est important. Ceci dit, nous n’avons pour l'instant qu'un nombre très restreint de comètes mesurées et des surprises sont sans doute à venir lors d'analyses futures. »

Qu’elle est l’origine de ce gradient ?

BM : « L’idée, c’est que vous amenez de la glace riche en deutérium provenant du milieu interstellaire ou du Système solaire très externe. Cet apport de glace sera plus visible loin du Soleil car il aura été moins mélangé aux matériaux de la nébuleuse primitive, notamment l’hydrogène de la nébuleuse protosolaire qui est très appauvri en deutérium. Il faut savoir que, dans le nuage de gaz et de poussière à l’origine du Système solaire, le rapport D/H était 6 fois plus faible que celui des océans de la Terre. On peut donc imaginer des mélanges entre le gaz de la nébuleuse qui était largement majoritaire et des glaces venant de l’extérieur : les proportions de ce mélange ont sans doute été variables en fonction de la distance par rapport au Soleil. »

Qu’entendez-vous par des glaces venant de l’extérieur ?

BM : « Des glaces qui se seraient formées dans le milieu interstellaire avant la formation du Système solaire, à très basse température, ou alors dans les régions très externes du Système solaire naissant. »

Mais, dans ce cas-là cette glace se serait formée avec les mêmes matériaux que le reste du Système solaire, alors pourquoi un tel gradient ?

BM : « Parce que, lorsque vous faites ce type de chimie sous rayonnement ionisant, celui du Soleil ou des étoiles proches, à très basse température, vous obtenez des fractionnements isotopiques très importants lors des réactions entre ions et molécules, et vous pouvez obtenir une eau très riche en deutérium. Ce sont des processus chimiques et isotopiques liés à la température très basse. »

L’apparition et le développement de la vie...

Est-ce que d’autres instruments de Rosetta ou de Philae peuvent confirmer les mesures du rapport D/H de ROSINA ?

BM : « Sur Philae, il y a un ensemble de spectromètres de masse miniaturisés qui ne fonctionnent pas pour l’instant puisque Philae est en hibernation, mais, si l’énergie revient au printemps, ces systèmes, principalement PTOLEMY, doivent normalement analyser la composition élémentaire et isotopique de la comète à la surface. »

Combien de temps les senseurs de ROSINA peuvent-ils fonctionner ? Aussi longtemps que Rosetta ?

BM : « ROSINA est prévue pour fonctionner durant toute la mission Rosetta. Ses senseurs sont alimentés directement par les panneaux solaires de l’orbiteur et ils fonctionnent en continu. Nous devrions avoir des données au moins jusqu’à la fin 2015, mais, naturellement, tout dépendra de l’activité de la comète. »

Pourra-t-on faire des mesures directement dans les jets qui devraient se développer à l’approche du Soleil ?

CB : « C’est prévu, mais, naturellement, on ne contrôle pas l’émission des jets, donc cela dépendra de l’évolution du dégazage avant le périhélie et des possibilités de faire passer Rosetta au bon endroit au bon moment. Ensuite, si cela se fait, il y aura un gros travail de reconstruction de la trajectoire pour savoir précisément d’où vient le gaz analysé en tenant compte de la rotation du noyau. »

Qu’est-ce que l’augmentation de l’activité de la comète apportera à vos analyses ?

BM : « On peut imaginer que la glace qui compose le noyau de 67P est hétérogène et qu’il y a des corps glacés qui se sont formés de façons différentes et dans lesquels les proportions des isotopes, éléments et molécules sont différentes, donc peut-être que ROSINA pourra voir des variations importantes en fonction des parties qui vont dégazer. »

Un dernier mot sur ces résultats ?

BM : « Pour moi, les 2 informations importantes sont vraiment cet excès jamais vu sur le rapport D/H et le fait que cela remet en question l’origine cométaire des océans terrestres. Une fois cela dit, il faut comprendre que nous faisons des statistiques avec des petits nombres, mais nous sommes dans une phase d’exploration et nous avons des mesures, ce qui est déjà un exploit ! Il y a d’autres traceurs, comme les isotopes de l’azote, qui vont sans doute être capables de préciser tout cela. Il y a les gaz rares aussi qui vont être analysés et qui vont nous permettre de contraindre plus finement l’apport de ce type de matériel aux éléments volatils terrestres. Pour l’instant, ce que l’on trouve dans les météorites qui viennent des astéroïdes est ce qui est le plus proche de la composition des éléments volatils terrestres. Et puis, en arrière-plan, au-delà de la formation des océans et de l’atmosphère, ce à quoi nous pensons c’est bien sûr l’apport potentiel des éléments qui ont permis l’apparition et le développement de la vie sur Terre, l’eau bien sûr, mais aussi le carbone, l’azote, des molécules prébiotiques… »

 

Rosetta est une mission de l’ESA avec des contributions de ses États membres et de la NASA. Philae, l’atterrisseur de Rosetta, est fourni par un consortium dirigé par le DLR, le MPS, le CNES et l'ASI. Rosetta est la 1ere mission dans l'histoire à se mettre en orbite autour d’une comète, à l’escorter autour du Soleil, et à déployer un atterrisseur à sa surface.